• La pesée des âmes

    Je me rendais d’un pas décidé chez Maître Nicolas, «forgeur d’âmes» de son état.
    Tout voûté par la pesanteur de mes doutes,je ne devais plus tarder à m’alléger,à retrouver le maintien d’un homme digne,au contact de sa rassurante stature.
    Le savoir ne donne-t-il pas des ailes?


    Son échoppe parvenait à peine à s’extirper d’une obscurité dans laquelle Maître Nicolas semblait vouloir étrangement la maintenir captive.
    Un tel savant,ce prince de la connaissance, m'apportera-t-il cependant la lumière quant au bien-fondé de mes interrogations? 
    Le doute installait encore en mon for intérieur son oeuvre maligne, alors même que le sauveur m’apparut,dans sa pénombre complice.

    -Qui t’as guidé jusqu'à moi mon garçon? Mon ouvrage est plutôt allié de discrétion que de grand tapage!

    Quelle prestance confère la science quand elle prend possession d’ un simple mortel,pensais-je furtivement avant d’exprimer ma requête.

    -On vous dit expert en âmes,et vous êtes naturellement le plus qualifié,Maître Nicolas,pour répondre à la question qui déchire la mienne depuis quelques temps.

    -Je m’occupe du sort des âmes, afin qu’elles soient bien droites et aptes à remplir leur office. Je ne vois pas qu’une âme bien née soit déchirée par une question!

    A son léger courroux,je devais vite opposer une prompte réponse,faute de quoi,mon âme ne trouverait pas le repos.

    -C’est son existence même que je vous supplie de me confirmer,preuves à l’appui!

    J’implorais,autant que j’ordonnais,tant le vertige du néant risquait de m’emportait en l’absence d’un geste de compassion...

    -Mon pauvre garçon,ce que je forge ici est d’une toute autre nature.
    Heureusement,sa voix se fit plus douce.
    -Une âme déchirée est une âme perdue pour la bataille,fort simplement!

    Comment un homme,aussi évidemment savant que lui,aux lunettes cerclées d’or,avec son titre de docteur trônant dans un cadre de bois précieux,pouvait-il me considérer comme irrémédiablement condamné,sans tenter d’user de sa science pour me sauver?

    Il reprit,avant que mon silence ne me plonge dans le désespoir:

    -Je vends mes âmes aux diables,car ces princes me payent toujours dans les délais.
    De ce dont vous parlez,je le comprends à présent, je n’aurai jamais que l’ignorance.

    Ce n’est de toute façon point affaire de science,ni de régles de l’art.
    C’est au dessus de tout cela. Libre à vous de croire que nos racines sont en avant.

    Je suis qui je suis,mais je ne suis pas votre homme!

    Quelle terrible méprise .Maître Nicolas forgeait les âmes des canons,et son titre lui donnait le droit d’asservir l’acier pour déchirer les chairs.

    Au moins,la conviction nouvelle que je pouvais légitimement user de ma liberté pour effleurer ce qu’aucune science ne pourra jamais réduire en équation,restaurait mon âme. J’étais l’élu d’une liberté qui fait souffrir,qui installe dans l’inconfort du doute,plutôt que dans les certitudes d’une certaine et nécessaire connaissance balisée.
    Je pouvais rendre raison de ma liberté d’envisager l’ineffable,y compris en docte compagnie.

    -votre fréquentation probable des champs de batailles,aux côtés des généraux qui font écho de votre ingéniosité auprés de leur seigneur, a-t-elle porté à vos oreilles une bien étrange histoire...

    Je ne souhaitais pas prendre immédiatement congé de Maître Nicolas,ne serait-ce que pour lui rendre grâce de m’avoir affranchi,par son verbe bienveillant.

    -connaissez-vous l’histoire de cet empereur qui,à l’orée d’un combat décisif, vit dans le ciel un signe provenant d’outre monde?

    -connaissez-vous un seul de ces lieux,de ces instants tragiques,où les guerriers et leurs chefs ne se trouvent galvanisés ou anéantis par les signes dont vous m’entretenez?

    Il eut une esquisse de sourire et je complétais mon interrogation.

    -avez-vous donc aperçu ou vous a-t-on relaté de tels événements Maître Nicolas?

    J’insistez sur le titre de mon hôte,marquant ainsi l’intérêt et l’importance que j’accordais à sa réponse.

    -est-il toujours utile d’être le témoin direct de ces manifestations singulières pour envisager l’ invisible?

    - mais ne vous faut-il pas voir,faire l’expérience de la chose pour être converti à l’évidence Maître Nicolas?

    -il a suffi à votre empereur d’être placé là pour croire.

    Je commençais à percevoir la direction de sa démonstration:

    -Cela signifie donc qu’il a été placé là pour voir?

    Un curieux silence se fit éternité et je refusais d’être son captif:

    -Et si quelque vol curieusement agencé d’oiseaux migrateurs,ou des nuages flattant l’imagination d’un esprit à l’affût...?

    Maître Nicolas m’interrompit avec conviction:

    -Concevez,mon garçon,que le tamis du monde réel ne laisse passer que quelques pépites qui enrichissent notre savoir. Mais il est un or qui échappera pour toujours au trésor inestimable qu’est notre connaissance!

    Ma curiosité se trouvait plus qu’attisée par le souffle de son inspiration:

    -Imaginez-vous d’autres humanités, alors même que leur existence reste pour nous orpheline de preuves flagrantes?

    -Je devine notre monde unique et singulier en ces expressions sensibles.Le ciel nous prodigue de somptueux spectacles qu’on jurerait bénis par la perfection.
    Que cette perfection soit contemplée au delà des astres qui accompagnent notre soleil par d’autres créatures, je n’en aurai,je le crains,jamais la preuve.
    Vous qui êtes un bon croyant,réservez leur cependant la Part-Dieu...

    Je fus surpris de ce premier véritable commandement exprimé par Maître Nicolas depuis le début de notre conversation et que je m’empressai de commenter:

    -Etes-vous dépositaire de quelque grand secret?

    -Le secret évident ,me semble-t-il, pour une belle âme comme la vôtre, c’est d’envisager l’Autre en permanence,ainsi que le firent nos lointains ancêtres ,sortant pas à pas des obscures cavités. Cette attente là,cette quête n’est jamais vaine mon garçon...Elle est en quelque sorte le sceau de notre humanité.

    J’avais oublié que Maître Nicolas fabriquait de redoutables armes,avaleuses d’innocents. Alors que je m’apprêtais à pointer cette curieuse contradiction,il se fondit discrètement dans la nuit de son antre.

     

    Plus jamais d’ailleurs,je ne le revis, car le lendemain de cette inoubliable rencontre,je fus incapable de retrouver le chemin de son échoppe,qui comme par enchantement, disparut de la cité.


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