• Une brève histoire d'Albert

    Réfugié sur une chaise qui dans sa vie antérieure avait dû être blanche, mains jointes sous le menton pour une improbable prière, il considérait avec circonspection le grand saule pleureur déplumé par l'hiver.

     

    «  Toi aussi, tu m'emmerdes ! »

     

    Dans l' incroyable douceur d'un lendemain de réveillon, Albert n'avait manifestement pas l'esprit de Noël.

     

    Le soleil orangé lui réchauffait bien un peu les os, le silence relatif du jardin aux ombres allongées lui accordait certes un peu de répit, mais rien n'y faisait.

     

    Tout le reste lui pesait trop.

     

    La feinte normalité des réactions familiales depuis la révélation de sa maladie, la parade des attentions délicates qui jalonnaient son enfer, tout ce cirque l'exaspérait au lieu de le distraire.

     

    Il se défoulait un peu et ça lui faisait du bien.

     

    « En automne tu m'emmerdes avec les tombereaux de feuilles que je dois me coltiner...Et vas-y que ça retombe dés que j'ai le dos tourné ! »

     

    L'arbre amaigri par sa cure d'avant printemps ne bronchait pas.

     

    «  En été, toute la « smala » débarque et ça piaille autour du barbecue car sous le saule, «  y fait super frais » …

     

    L' accusé du jour, impassible complice de la « smala » en question refusait obstinément de se défendre.

     

    «  J'aurais mieux fait de la fermer...comme toujours ! »

     

    Albert se voûta davantage sur sa chaise en dodelinant de la tête, un peu comme ces chiens miniatures que l'on plaçait sur la lunette arrière des voitures au cœur des  années « 70 ».

     

    «  Bonjour ! » 

     

    Il se redressa à peine, la main posée sur le front comme un guerrier sioux.

     

    «  Tiens donc, un ange ! » 

     

    «  Et ta sœur... »

     

    Ce devait être un inconnu le chérubin, car personne dans l'entourage proche du redoutable Albert, le chef sioux donc, personne ne se serait risqué à cette déclaration de guerre.

     

    «  Pardon mon gars, mais t'es chez moi là ! » répliqua l'indien au jardin profané.

     

    «  J'avais remarqué, mais je viens de loin »

     

    Forcément, le propriétaire des lieux se doutait qu'un bonhomme dont les pieds ne touchent pas l'herbe et qui flotte littéralement au dessus des dernières feuilles recroquevillées du saule maudit, cet individu suspect vient un peu d'ailleurs.

     

    Il demanda quelques précisions d'état civil à ce quidam aux manières pour le moins intrusives et aériennes.

     

    «  T'es mort c'est ça ? »

     

    «  Pas plus que toi Albert »

     

    «  Pas encore... » 

     

    L'occasion était trop tentante pour Albert de faire du mauvais esprit.

     

    «  C'est votre lot à tous sur cette terre non ? » répliqua l'ange sans ailes.

     

    Le grincheux intrigué  sentit qu'il allait apprécier ce rebelle.

     

    « Chez vous on ne va pas au paradis comme tous les braves gens ? » poursuivit le juge Albert, tout à ses célestes investigations.

     

    « Dans ma galaxie , les gens ne sont pas immortels, mais presque... »

     

    « Drôle d'idée qu'une immortalité à géométrie variable »  , songea l'amphitryon du visiteur de l'infini.

     

    Il reprit l'initiative.

     

    «  Tu es venu en soucoupe ! »

     

    «  Et pourquoi pas en soupière ? »

     

    Albert imagina à quel point une soupière volante doit s'avérer finalement peu commode quand l'équipage est à la manœuvre pour un atterrissage " à la louche".

     

    Mais en inquisiteur de devoir, il insista.

     

    «  Il est où ton engin bon Dieu ! ...et au fait, c'est comment ton petit nom ?"

     

    L'extraterrestre en lévitation prit imperceptiblement un peu de hauteur.

     

    "Kiorelm" répondit-il avec une certaine fierté dans la voix, celle d'un seigneur, impénétrable.

     

    " Et ça signifie? " gloussa le jeune retraité.

     

    "Kiorelm tout simplement, et sache que je suis venu quasiment à pied"

     

    Albert ne s'étonnait plus de rien.

     

    Un spectre qui prétend venir du fin fond du cosmos, qui ne touche pas terre, habiterait donc le village d'à côté !

     

    "Ca doit être encore une histoire de trous de vers  dans l'espace ou un truc de ce genre non? " se risqua l'apprenti astrophysicien.

     

    " Pas vraiment Albert, ce tunnel magique , c'est un conte de fées, du " tutti quantique"

     

    " Tiens donc, moi qui croyais que les scientifiques bardés de Nobel  ne se trompaient presque jamais! "

     

    " Des vaisseaux ne vaudraient pas mieux qu'une citrouille, même transformée en carrosse, pour franchir ces distances  d'un point à l'autre d'une minuscule galaxie" s'amusa le voyageur confirmé.

     

    " Tu veux dire, et c'est troublant, que ces prétendus passages sont aussi réels que les chaussures de vair de Cendrillon? " questionna malicieusement Albert.

     

    " En tous cas, le peuple de ma Source n'a jamais croisés de ces prétendus chemins de traverse " 

     

    La question suivante bousculait la précédente.

     

    " Vous embarquez sur quoi alors? "

     

    " Sur tout ce qui bouge dans l'espace-temps, et parfois ce qui pense" 

     

    Albert formula l'autre question probablement par télépathie, car il resta bouche bée devant cette brève histoire d'espace-temps qui pense.

     

    " J'ai par exemple achevé la vectorisation en me catapultant sur les bras spirales d'une galaxie, vers la bordure de la vôtre, rebondissant sur une ceinture d'astéroïdes, une protubérance solaire, empruntant la foudre puis  enfin le vol d'un condor au dessus de la Cordillère des Andes,  juste avant de me présenter à toi".

     

    " Sûrement un vol de routine" songea l'espiègle terrien.

     

    Kiorelm, sur sa lancée, poursuivit.

     

    "La résonance harmonique de notre essence physico-spirituelle avec l'ensemble des cycles d'expansion de l'univers est notre propulseur.

     

    Albert ne se sentait pas l'étoffe d'un assyriologue.

     

    Bref, il ne comprenait rien.

     

    " L'astralité, pour traduire la découverte de ce grand accomplissement par le peuple de ma Source, l'astralité, c'est ce qui a permis mon voyage vers toi.

     

    Mais tel un alpiniste persévérant, il s'accrochait Albert et çà lui plaisait.

     

    Et à la renaissance de cette flamme, qui depuis trop longtemps avait déserté le regard fatigué de l'homme blessé, kiorelm sut ce qu'il devait faire pour lui.

     

    " Tu peux profiter de ce grand saut sur mes épaules, l'astralité protège ton essence vitale, ta fragilité organique " 

     

    Les yeux du prétendant au plongeon dans l'inconnu brillaient comme Sirius par une belle nuit d'hiver, limpide et froide.

     

    " Il suffit que l'un de nous deux soit initié et tu es présent comme moi au voyage, dans les ondes, la matière, la chair et la conscience.

     

    Albert se retint de bondir hors de la chaise de plastique noirci, siège habituel de son règne sur son domaine, le grand jardin.

     

    " Quel recoin du cosmos, d'une histoire, d'un moment, veux-tu vivre? "

     

    D'un trépignement mental, l'intrépide retraité prit son ticket pour ce séjour, cet instant rêvé!

     

    Il virevoltait sans douleur sur le pavé luisant , au rythme d'une musique enivrante.

     

    Il chantait aussi.

     

    La puissance et la justesse de sa voix produisaient l'enchantement alentour.

     

    Sous les feux de plusieurs rampes de lumière, il enchaînait des figures suscitant l'admiration de tous.

     

    Lorsqu'une pluie tiède dévala son visage rajeuni par le plaisir et la perfection de l'instant, il devint une étoile.

     

    Elle s'inscrivit pour l'éternité dans un autre espace-temps. 

     

    D'un pas décidé, il quitta la scène, heureux d'avoir pataugé comme un enfant turbulent dans les flaques d'eau d'un décor de magiciens.

     

    Kiorelm le posa tout en douceur sur sa chaise d'artiste, alors que le coeur de ce jeune homme revenait à la raison.

     

    Le visiteur d'un jour savait que des cellules anarchiques préparaient un vilain bouquet final dans le corps du terrien.

     

    Mais les chartes de l'astralité interdisaient au voyageur d'intervenir dans un cycle étranger. 

     

    " J'y vais Albert, à un de ces jours "

     

    Apaisé, allégé par son expérience unique, Albert ne put offrir qu'un consensuel " Joyeux Noël " à Kiorelm qui repartait déjà vers d'autres dimensions, des hauteurs invisibles,  par le biais d'un simple courant ascendant.

     

    Un nouveau trésor prit cependant place dans l' incommensurable bibliothèque mentale de l'étranger d'outre monde et il  en fredonna son air joyeux : "Sigin' in the rain" alors que déjà, il rejoignait la comète de Halley.

     

    Un ultime trait d'esprit lui permit en même temps de répondre à la question inquiète qu'Albert lui adressait en regardant le soleil.

     

    " On se revoit quand ? "

     

    " L'année dernière, si tout va bien..."

     

     

    https://www.youtube.com/watch?v=w40ushYAaYA

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :